Le questionnement des usages est un des principes clé de l'écoconception des services numériques que les acteurs du numérique doivent déployer de manière systématique dans leurs processus de développement.

Le confinement lié à la pandémie Covid-19 a accéléré la transformation numérique de la société française. En quelques semaines, télétravail, téléconsultation, commerce en ligne et livraison à domicile ont davantage rempli notre quotidien que pendant les trois dernières années. Dès le début du premier confinement, différents ministères ont créé des plateformes numériques pour faciliter la mobilisation des acteurs de santé, apporter de l'aide aux acteurs économiques, organiser le soutien aux Français les plus fragiles, faciliter l'enseignement à distance, stimuler le travail à distance etc. Avec des résultats parfois mitigés mais une certitude : les technologies numériques sont devenues des outils essentiels de l'action collective en temps de crise.

Futurs durables

Ces technologies sont un levier majeur pour accélérer la transition énergétique et écologique : le numérique peut contribuer à l'intégralité des objectifs de développement durable de l'ONU. En particulier, il joue un rôle central dans la surveillance de l'état de la Planète, et peut contribuer à la réduction des émissions de gaz à effet de serre à l'échelle mondiale (Source : Deloitte-GeSI, Digital with purpose, 2019). Que ce soit dans le secteur de l'énergie (smart grids), du transport (mobilité connectée), de l'industrie (usine 4.0 et Machine2Machine), des services (e-commerce), du bâtiment (smart building), de la santé (téléconsultation et objets connectés) ou encore de l'agriculture (smart farming, smart water), les promesses du numérique sur le plan environnemental sont immenses.

Les entreprises, Deloitte y compris, ont un rôle de premier plan à jouer dans le développement d'une économie des données au service d'une société écologique et résiliente. Nous devons dès maintenant mettre l'intelligence artificielle et la valeur de la donnée au service des futurs durables qui émergent. Mais pour qu'elle reste souhaitable, responsable et humaniste, cette transformation doit être accompagnée et maîtrisée. Car malgré les vertus « écologiques » largement communiquées du numérique, ses impacts environnementaux sont encore aujourd'hui relativement mal connus et peu maîtrisés.

Doublement de l'empreinte carbone

La crise sanitaire et la généralisation du télétravail ont à la fois donné au digital une importance inédite dans son histoire et fait émerger des questions fondamentales : quelle est l'empreinte environnementale de nos usages numériques ? Quel est l'impact réel d'un mail envoyé, d'une vidéo-conférence, d'une requête web, d'une donnée collectée ? Le numérique, souvent associé à la dématérialisation et semblant moins menaçant pour l'environnement que d'autres secteurs, est responsable de 3,7 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que le trafic aérien mondial.

La forte augmentation des usages, en lien notamment avec le développement de nouvelles technologies - cloud, blockchain, IoT et M2M (prochaine révolution de l'internet, après celle des réseaux sociaux qui a changé les relations humaines), réalité virtuelle ou encore 5G - laisse présager un doublement de cette empreinte carbone d'ici 2025. L'impact est également social : entre 70 % et 90 % des déchets d'équipements électriques et électroniques, par exemple, font l'objet d'un trafic et ne suivent pas des filières de recyclage réglementées au niveau mondial. Les conflits de souveraineté sur ces ressources (par ex. cloud souverain et utilisation de la donnée) ou la fracture numérique constituent d'autres enjeux sociétaux forts.

Des performances adaptées aux besoins

Si le B2B ne représente que 20 % de la consommation énergétique et de l'impact environnemental du numérique (80 % concernent le B2C, en premier lieu réseaux sociaux et vidéo), les entreprises doivent se positionner et prendre leurs responsabilités. Je pense d'abord aux entreprises du numérique, qui ont un rôle fondamental à jouer sur l'ensemble de la chaîne de valeur, depuis la production jusqu'à la fin de vie des produits. Mais je pense aussi à l'ensemble des organisations qui ont besoin des outils digitaux pour fonctionner. À ce titre, nous sommes toutes et tous des acteurs concernés. De nombreux discours se focalisent aujourd'hui sur une approche purement technologique de la question. Faut-il tout migrer dans le cloud ? Faut-il utiliser la blockchain ? Pour ou contre la 5G ? Je suis convaincu que la réduction de l'empreinte environnementale du numérique passera surtout par une révolution des usages.

Revoir ses usages, c'est par exemple s'orienter vers des performances plus adaptées à ses besoins. A-t-on réellement besoin d'utiliser, à chaque email envoyé, autant de kilo-octets que ce que pouvait stocker l'ordinateur qui a emmené l'homme sur la Lune ? Ne peut-on pas utiliser des systèmes d'information moins gourmands ? C'est également appliquer le principe de sobriété dans le choix de ses logiciels, dans la conception de ses pages web et de ses supports (la vidéo représente désormais l'essentiel du volume de données échangées). C'est optimiser l'infrastructure et les datacenters dans leur architecture, leur consommation énergétique, leurs conditions de fonctionnement, leur mutualisation et leur décentralisation. C'est former des utilisateurs numériques (personnels et professionnels) plus conscients, plus autonomes et plus sobres dans leurs pratiques quotidiennes (changement de la qualité vidéo selon le besoin, effacement des données dans le cloud, utilisation de logiciels libres, réduction des pièces jointes, utilisation de favoris plutôt que de la barre de recherche, etc.). C'est généraliser les logiques d'économie circulaire : si les entreprises françaises privilégiaient le réemploi de leurs ordinateurs plutôt que leur recyclage par exemple, une économie de 810.000 tonnes d'équivalent CO2 - l'équivalent de l'empreinte carbone annuelle de 100.000 Français - pourrait être réalisée. C'est également évaluer l'impact environnemental de ses infrastructures et services numériques dans une logique coûts-bénéfices, afin de prendre des décisions stratégiques fondées sur des éléments quantifiables et non sur des intuitions. C'est encore minimiser les flux et le stockage de données, et lutter contre l'addiction aux écrans.

« Numérique inutile »

La transition vers un numérique plus responsable passera par une réflexion en profondeur sur nos besoins et une lutte contre toute forme de « numérique inutile ». C'est finalement moins la technologie en elle-même qui doit être questionnée que l'usage souvent excessif, disproportionné et mal optimisé que nous en faisons. De nombreuses pistes d'actions existent pour mettre en place des démarches mesurées, agiles et réfléchies de sobriété numérique et ainsi réduire notre impact écologique.

Saisissons-nous dès maintenant de cet enjeu qui touche tous les secteurs d'activité et toutes les chaînes de valeur, de la production au consommateur, et constitue un levier majeur pour soutenir la transition énergétique et écologique.

Sami Rahal, Président Deloitte France et Afrique francophone.

Lien : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-tech-durable-vers-une-revolution-des-usages-1279452

Par © Les Echos Publishing - 8 janvier 2021